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Les amis

lundi 4 mai 2015, par Grosse Fatigue

C’était le titre d’un livre triste d’Emmanuel Bove. C’était un titre simple, et c’est un très bon livre. Je me souviens juste que c’est un très bon livre. Comme la plupart des livres accumulés sur les étagères, il est caché dans ma mémoire, comme sédimenté sous les couches d’autres lectures plus récentes. Une vie pourrait peut-être se contenter de quelques dizaines de livres que l’on relirait, sans jamais les oublier, sans connaître les fossiles des lectures passées. Un jour, je relirai le livre d’Emmanuel Bove.

Pour avoir des amis, il faut le mériter. J’avoue ne pas mériter mes amis. Ce matin, des collègues me disaient que je faisais peur à tout le monde, à chanter à tue-tête Antisocial tu perds ton sang-froid, vous pensez bien, à l’heure de la fin du second degré et du I like le monde entier, un type qui n’aime pas les gens a priori, ça vous met mal à l’aise. L’heure est au confort. J’aime les gens a posteriori. Je filtre à mes dépens. Je dois rater beaucoup d’amitiés. Ainsi soit-il, let it be, let it be, let it be, oh.

Ce soir, un vent lourd et suave s’est levé, venant du sud et se dirigeant vers la maison, soulevant par à-coups le tissus vert du transat et laissant apparaître l’arnaque du brocanteur des Puces : des agrafes pour toute tenue. Il va falloir que je remette la chose en l’état. L’herbe est haute et comme à l’abandon, dans le sens de s’abandonner au bonheur, celui du désordre, du passé. Je faucherai bientôt, pour faire des chemins aux enfants, en espérant des sauterelles, des phasmes, des araignées et des coccinelles.

Le vent souffle les lilas, et les lilas sont lourds et gorgés d’eau de pluie, de violet, de rose et de blanc, et j’aimerais en offrir à des femmes charmantes et même aux femmes de mes amis, quand ils en ont encore une, quand il n’y a pas de question. Mais mon cynisme s’endort avec le vent du soir. Même si je sais bien que le temps est venu des séparations définitives, et que peu y échappent, j’ai juste envie d’offrir des lilas lourds et engageants comme un soutien-gorge les soirs d’orage (oui, cela existe), pour célébrer ce que je ressens parfois : l’ivresse de l’amitié.

Ce fut le cas hier soir. Ami lecteur, si tu ne sais pas quoi faire le dimanche soir, eh bien, écris-moi ou passe à la maison. Tu m’éviteras les tentations du suicide à défaut des tentatives avortées une semaine sur deux. Ecris-moi et je te donnerai l’adresse, nous ouvrirons un verre de rouge en lisant à haute voix. Et puis, si ça va mal, on écoutera TRUST. Et si ça va bien, tu deviendras un ami. Car la plus grande m’a dit, en écoutant mes larmes hebdomadaires de dromadaire seul dans la grande maison du haut de son téléphone portable : "Papa, va voir des amis". Je ne pensais pas que leur mère s’évanouirait si facilement dans l’abjection de ses paroles, de ses actes, dans la laideur de son âme. Je pensais qu’elle me manquerait aussi. Mais seuls les enfants me manquent et seuls les amis peuvent m’aider à m’endormir. Alors je passe à l’improviste. Il faudrait que j’amène à boire mais j’amène mes excuses c’est encore moi si je reste seul je vais laisser faire le malheur peut-on parler cinq minutes même si ça dure un quart d’heure ?

Alors les voilà je sais qu’ils sont fatigués que leurs enfants ne sont pas encore couchés que leur maison est chaleureuse, que je vois dans leur présent mon passé évaporé et que ça va mieux quand il me prend dans ses bras parce que mes enfants me manquent et que je n’ai pas demandé cela. Elle me prend aussi dans ses bras et me promet qu’au bout du compte je n’aurais rien perdu, je sauverais ma dignité, je serais à la hauteur du grand Kipling par exemple. Par exemple !

Il est des produits à la mode dont on se passerait bien. Et pas seulement des montres qui, paraît-il, donnent aussi l’heure mais que, surtout, l’on montre. De quel droit me laisse-t-on mes enfants une semaine sur deux ? C’est la mode.

L’amitié est la valeur sûre. On peut compter sur elle. Depuis le départ de celle que j’aimais, des amis sont revenus. C’est qu’elle ne les aimait pas ou bien qu’ils avaient compris ce que je n’osais admettre. Les revoilà debouts, au téléphone ou lointain, voire à prendre des nouvelles en passant vas-tu bien, es-tu comme avant ? Il y a les timides, il y a ceux du vélo, qui me demandent de revenir, comme si j’étais costaud encore, comme si je m’appelais toujours Jacky. Il y a ceux qui seront là en pleine nuit des fois que. Il y a les expatriés et les étrangères, ceux qui m’engueulent. Il y a celles qui me promettent de me montrer ce que c’était l’amour avec elles du temps que. Elles mentent un peu mais ça fait du bien. Il y a un catalogue de liens et de tendresse, il y a même un passé imaginaire enfoui. Il y a ceux que l’on a pas vus depuis dix ans que dis-je ? Vingt ans ? Il y a ceux qui sont morts déjà, et ceux qui survivent. Il y a les forts et les sensibles. Il n’y a guère plus que ça. L’amitié n’est pas volatile, elle subsiste. C’est l’amitié nue, l’amitié sans parti-pris, l’amitié du passé et des souvenirs ou celle du sentiment d’être-là. Je ne m’en passerai pas. Si l’amour est une illusion et qu’il rend aveugle, l’amitié est son antidote.

J’ai remonté la rue de la vieille ville et j’ai tourné à droite. Ils ont peur de finir comme moi je le sais ils me l’ont dit. J’ai fait peur à des tas de survivants en découvrant la solitude. Je rentre chez moi, l’antidote fonctionne. Demain matin, je verrais d’autres amis. Ils me diront que je fais peur aux gens en écoutant AC/DC. Je leur dirais merci.