GROSSE FATIGUE cause toujours....

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Les librairies du quartier latin

vendredi 27 mars 2015, par Grosse Fatigue

A Paris, j’ai bifurqué. A Paris, il suffit de tourner à gauche, puis à droite, puis l’inverse. La lumière diffuse du printemps pluvieux éclairait les visages et les automobiles avec ces lueurs passagères et ces gris métalliques d’où surgissent des scooters oranges et comme un parfum d’Italie des années soixante, de Rome vieillissante. L’heure est au commerce et des milliers de cons croient pouvoir marquer leurs amours éternelles avec des cadenas à vils prix polluant les ponts, alourdissant même les définitions sentimentales avec des lestes de plomb. Au diable les montgolfières, les dirigeables ! L’amour globalisé, deux doigts de selfies™, trois cuillères de clichés, et un bateau-mouche. J’ai d’ailleurs hésité - mes crises passagères de folie - à pisser sur l’un de ces derniers, du haut de l’un de ces ponts, mais les cadenas empêchaient ma dernière protubérance potagère à rejoindre l’horizon fluvial. Décidément : rien n’est permis.

La librairie Shakespeare™ est toujours là, mais le robinier le plus vieux du centre du monde dans le jardin d’à-côté est mal en point. L’éternité est peu favorable au diesel. J’attends un mouvement contraire au chinois : un retour éternel les grands mots du pousse-pousse, du vélo, de la petite reine. Mon faux acacia repousserait peut-être plus vert.
Les livres en anglais me fascinent : ils ont des colorations qui nous échappent, comme les maisons du grand nord ou du grand sud, avec du jaune et du rouge, du vert et du bleu, bien loin de notre subtilité grisâtre à la Française. Nos livres ressemblent à nos maisons : le trésor est à l’intérieur, il ne faut pas attirer le chaland par l’enveloppe. Seul le contenu....

La Shakespeare™ est un dédale, un labyrinthe. Y passer me suffit. M’y faufiler, en frôlant les gros postérieurs des lectrices américaines, les épaules des Anglaises, surprendre quelque rousses si rares dans nos contrées, chercher un livre d’Ira Levin et se promettre de lire "This perfect day" en anglais, en écoutant la chanson de Lou Reed dans Central Park. J’en oubliais presque à quel point j’étais triste de ces trois mois passés à essayer de la retenir en hiver, comme un singe en hiver, les bras ballants. Idle hands. Putain quel con. Je rêve de gagner au loto maintenant, retour à la case prolo.

Puis la librairie Compagnie, celle qui me tire les larmes et je n’exagère rien, en face de l’entrée de la Sorbonne où jamais personne ne rentre. J’y reprends mon souffle en descendant au sous-sol. Trente ans après, la sociologie par ordre alphabétique rayon à gauche couloir central en bas. Les grands classiques. Puis les tables et les essais. De bien bonnes nouvelles et pas mal de pessimisme. Au fond de la salle, comme un théâtre. Retour vers le futur, trou dans l’espace-temps. L’odeur du papier neuf, la lumière artificielle, les clients alentour, rien n’a changé. Il me reste vingt ans à vivre. Et toujours rien à dire sur du papier qui se perdrait ici dans les rayons et les rangées, avec mon nom en couverture : Fatigue.

De cela je conclus que les enfants ayant trop d’imagination et la mémoire tenace ne tiennent pas leurs promesses. On imagine avoir toujours assez de temps sous la pédale, et une imagination qui ne déclinera jamais. Tout est faux.

Je passe devant Houellebecq, Zemmour et Onfray.

Je vais boire un chocolat viennois. La fille d’autrefois a peut-être lu mon appel. Elle y est peut-être. On chantera du Charlélie Couture.