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Retour à la vie civile

mardi 2 décembre 2014, par Grosse Fatigue

J’écoute Tardi sur France-Inter. J’aime beaucoup Tardi. S’il m’invitait chez lui, je pense que je ne dirais rien. Chez les gens, comme j’en ai marre, je parle à leur place. Voilà comment mal vieillir. Mais chez Tardi, forcément, je me sentirais chez moi, je demanderais si je peux m’asseoir ou aller aux toilettes, je serais comme un petit enfant devant quelqu’un qui a fait ce que je n’ai pas osé faire. Ce que je ne ferais jamais puisque je fais le constat accablant chaque jour de tous mes projets virtuels à l’heure où le mot est à la mode. J’écoute Tardi qui nous parle de son père, deux jours après avoir fini son deuxième tome de "Moi, René Tardi, Prisonnier de guerre au stalag IIB". Tardi et moi avons eu plus ou moins le même père. Le mien n’a pas été prisonnier en Allemagne. A l’époque, il était au Maroc. C’était un ouvrier de droite puisque c’était un paysan. En 36, il a préféré s’engager plutôt que de suivre les grévistes. Je regarde parfois ses diplômes enroulés jaunis dans un plastique transparent qui durcit avec le temps. Premier prix partout : géométrie, calcul, ébénisterie. Ses diplômes d’ébéniste des années trente sont bien plus beaux que mon doctorat dérisoire. Je me demande ce qu’il en penserait.

J’écoute Tardi qui nous raconte son père. Je pense au mien. J’ai l’âge de mon père quand il m’a vu venir. Il paraît qu’il neigeait à gros flocons en mars 1966. Depuis que j’ai cet âge - et même un peu avant - je me dis que je suis né après-guerre. Vingt et un ans après la guerre : une jeunesse qui passe très vite. J’ai déjà vécu bien plus de vingt et un an. En un sens, je relativise. Tous les monstres contemporains sont aussi ceux de la barbarie de cette époque-là. Les professeurs d’histoire ont un travail énorme. Impossible.

Et Tardi nous explique que son père était en colère. Bourru. Silencieux aussi. Tardi est mon frère. La guerre a produit les mêmes hommes. Elle continuera à le faire. La guerre n’est jamais vraiment finie puisqu’elle nous fait peur, elle nous menace de revenir. Il paraît même qu’on l’exporte, qu’on la soutient, que quelqu’un la fait pour nous quelque part.

Tardi nous parle du retour à la vie civile. Je me souviens des souvenirs de ma mère, leurs mutations en radotages séniles. Ton père et ses crises de paludisme, la fièvre jaune. Ton père sur les photos découpées comme avant-guerre, ce noir et blanc si beau et si subtil, avec tant de gris, cette profondeur de champs si ténue, ces grandes ouvertures, mes sœurs et mes frères alignés devant les ruines qui restaient encore en 1950, dans l’Avenue où je regarde à chaque fois les impacts de balles de juin 1940 car il en reste. Il me faut des preuves.

Retour à la vie civile : mon père est mort en 1945. J’en suis sûr. Fin de la jeunesse, fin de la guerre, fin de l’aventure et de la merde. Contrairement à celui de Tardi, mon père n’a pas été prisonnier. Il a fait Monte-Cassino, ce qui est déjà bien suffisant. Il pêchait à la grenade dans les rivières italiennes. Il racontait des histoires que j’ai oubliées. Il chantait "Tiens, voilà du boudin". Ça ne m’intéressait pas. Son retour à la vie civile fut nourri par des livres de guerre qui m’ont appris à lire. Sa vie entière fut pleine de Seconde Guerre Mondiale.

Mon gamin six ans a raconté à ses copains que son grand-père est mort il y a cent ans, pendant la Première Guerre Mondiale, à l’époque des chevaliers. J’ai hâte qu’il sache vraiment lire, lire Tardi. Deux tomes d’un beau cadeau de Noël pour nos amnésiques connectés.