GROSSE FATIGUE cause toujours....

Accueil > La petite musique > Wish you were here

Wish you were here

vendredi 14 novembre 2014, par Grosse Fatigue

La rue déserte est piétonne il fait sombre les gens sont rentrés chez eux, ils obéissent à certains horaires, même les horaires ont quelque chose de légal à l’heure d’hiver. Je vais chez le coiffeur sans espoir même si la coiffeuse est courageuse et que l’on va parler de choses et d’autres et de sport et d’espoir et de l’état du commerce au village. J’ai dix minutes d’avance et un type chante devant personne. Il n’a pas le sens du commerce il est mal placé il chante pour lui il chante Pink Floyd 1975 il chante à la guitare folk.

How I wish, how I wish you were here. We’re just two lost souls swimming in a fish bowl, year after year, Running over the same old ground. What have we found ? The same old fears.

Ce matin j’ai donné un euro à l’accordéoniste au goût bulgare. Ce soir, je n’ai plus que trente centimes c’est un peu la honte mais c’est l’un de mes morceaux préférés qui remue des souvenirs oubliés tellement oubliés qu’ils ressemblent à ces tombes fanées où l’on allait quand on était petits mais qu’on ne sait plus pourquoi ni pour qui. Je me mets à chanter avec lui. Après tout, avec mon bonnet, qui me reconnaîtra, et puis, dans la vie réelle, je suis très inconnu. Je chante avec ce type qui chante bien, c’est quand même un très grand morceau sur l’absence. J’avais compris ça avant d’apprendre l’anglais je crois ou alors j’invente a posteriori. C’est fou comme on peut inventer a posteriori pour se fabriquer une famille, une histoire. Une vie. Le type relance couplet et refrain puis finit sans vraiment le vouloir. Le réchauffement climatique lui sauve la mise mais rien n’est sûr, l’hiver arrivera bien un jour dans l’année. Qu’est-ce que tu fais dans cette ville ? T’es là depuis quand ?
Il a abandonné la fac. A la fac, il n’y avait rien. Personne ne l’avait prévenu. T’es autodidacte ? Tu sais un peu lire ? Les tablatures ? Tu connais beaucoup d’accords ? Ah. T’es à la rue ? Depuis six mois t’es à la rue et tu fais la manche en chantant ? Toi t’es à la rue et David Guetta gagne des millions ? Tu sais que c’est pas normal ? Tu sais qu’on ne peut rien y faire et qu’il faut conjuguer cette phrase avec l’évidence que l’on n’a qu’une vie ? Fonce ! Fonce !

Il avait l’air souriant quand on s’est souhaité une bonne soirée un bon week-end. On aurait pu se souhaiter bonne chance comme ce vétéran Américain au musée de Caen il y a quelques années. Il m’avait souhaité bonne chance quand on avait fini de manger à la cafétéria. La phrase m’a surpris, je la rumine encore. Je crois qu’au bout d’un moment, il est trop tard pour comprendre les choses, on ne fait plus que ruminer.

Mon chanteur avait l’air content. Il lui restait encore du temps. Moi, j’avais trois minutes de retard chez ma coiffeuse. Je ruminais ce type qui avait osé abandonner l’inutile pour choisir l’insensé. Et qui savait jouer à la guitare un morceau que je rêve de jouer. Mais c’est insensé. Et je ne suis pas guitariste.

Vous voulez lire Paris-Match monsieur Fatigue ? Je vous fais un shampoing ?

Non, merci, ni l’un ni l’autre. Ce soir, tout est un peu cassé.