GROSSE FATIGUE cause toujours....

Accueil > Les grandes illusions > Les naufragés de l’autocar : Rome.

Les naufragés de l’autocar : Rome.

lundi 27 octobre 2014, par Grosse Fatigue

Nous avons pris un bus par erreur à Rome. C’est une bonne idée non intentionnelle. Nous avons navigué sans rien comprendre sur le flux refluant du prolétariat d’autrefois jusqu’aux immigrés d’aujourd’hui, comme un arc-en-ciel s’éloignant du centre vers la banlieue la plus lointaine. Nous sommes passés des immeubles chics et des villas ocres aux immeubles tout court et aux obèses à pizzas. Nous étions collés là sans le faire exprès dans un bus qui n’allait pas où nous pensions qu’il allait, ce qui m’apprendra l’italien une bonne fois pour toutes. Ce qui m’apprendra plus exactement que je ne parle pas italien même si j’aime croire le contraire, car croire le contraire est comme un fait exprès, une vertu, un sacerdoce.

Le bus est parti vers le centre puis a tourné à gauche et encore à gauche. Au bout d’un quart d’heure, adieu ruines et touristes chinois, adieu prélats et soutanes, adieu bonnes sœurs et jolies femmes, adieu costumes et carabinieri, nous étions en banlieue, comme dans n’importe quelle banlieue, annoncée par ses tags, ses voitures défoncées, les rondeurs des dames et sans doute le goût pour les prénoms américains. Je tenais mon Nikon sans plus oser rien en faire, de peur de perturber le quotidien.

Je suis sûr que l’on trouve des Ryan ici, des Kevin et des chiens Sultans. J’imagine. Nous roulons depuis une heure et nous ne savons pas où nous allons. Je me repère au soleil et nous continuons vers le sud, vers la Camora, vers Napoli, vers la mafia qui va nous trucider. Le chauffeur du bus a l’habitude et ne ralentit pas au feu rouge. Les voitures sont de plus en plus vieilles. Les vitrines de plus en plus sales. Les immeubles sont tout autant collectifs qu’ailleurs mais les barbelés ont remplacé les caméras de surveillance et j’ai comme l’impression que les palmiers ne sont pas brossés tous les matins, ou du moins pas avec les mêmes brosses, ni la même perspective. Ici, il n’y a rien de volontaire. Plus on s’éloigne et plus nous traversons les Balkans, la Turquie, puis l’Inde assurément, avant de passer par l’Afrique vers la fin. Des vieux et des jeunes sortent des églises car il est onze heures. Je suis heureux de nous voir naufragés ainsi, car j’apprends aussi que mes ruines de cartes postales ne sont que des ruines de cartes postales. Il faut savoir accepter tout cela. Les gens ne se parlent pas plus qu’ailleurs. Ils vivent ici et ça n’est pas une destination. Comme si prendre le bus à Rome nous éloignait mille fois plus que de prendre l’avion pour Rome. Ce qui est bien la vérité. Les vrais voyages, nous ne les ferons plus. Ils sont si proches et effrayants, ils sont si solides et sans exotisme, on dirait Los Angeles tel que je m’en souviens, si ce n’est la taille des bagnoles et la taille des gens, comme si les prolétaires du vieux monde étaient vraiment sans prétention. Sans aucune prétention.

Les enfants au retour m’ont reproché la perdition. Il fallut leur faire la leçon sur leurs vies de petits bourgeois trop protégés, trop aveugles pour voir que c’était là le vrai grand voyage, l’inconnu, le voisin, l’immigré, le palier, la misère du cru, la même partout, pas mieux au soleil, comme dans les chansons d’Aznavour. Ils m’ont dit que c’était moche et j’ai répondu que c’était la vérité, et qu’elle sortait effectivement de la bouche des enfants.

Puis nous avons mangé des glaces en ronronnant comme de gros chats repus. J’ai recommencé à compter en francs.