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Deux garages

lundi 29 septembre 2014, par Grosse Fatigue

Aujourd’hui j’ai fait le tour de trois ou quatre patelins alentour pour oublier que j’ai eu cours. Le matin.

J’ai eu cours le matin et j’ai demandé à des étudiants de l’université de bien vouloir lire deux pages et demi écrites en Times 12 c’est pas la mer à boire.

Pour oublier je suis allé faire du vélo même si j’avais mal aux cuisses et un peu partout.

Je leur ai lu à haute voix les quelques pages de littérature.

En vélo j’ai regardé le paysage. Comme le disait ma regrettée médecin de famille, la généraliste catho à gros mollets qui est partie depuis, "On est là que pour passer". Mais pour passer quoi ?

Je passe je regarde.

Je ressasse. Tout cela me met en rogne. Pensez donc. A l’université, des étudiants tatoués me disent que c’est écrit trop petit, à bac plus quatre, quelle est la taille standard d’écriture s’il n’y a aucun rétro-éclairage et rien non plus pour digérer le sens profond des choses ?

Rien.

Me voilà dans une zone pavillonnaire comme il en pousse plein à l’automne du capitalisme, taux zéro et croissance du même genre. Mes pensées s’émiettent et s’éparpillent, je ne pense pas au vélo, je regarde les constructions. Je pense à Natacha M., cette fille que je trouvais si fascinante quand nous étions petits. Je la retrouve sur Facebook™ la voilà partie vivre en Israël. Pourquoi nous as-tu quittés Natacha ?

La France s’enlaidit.

Je passe - car on passe tous et que l’on est fait pour passer - devant un pavillon flambant neuf. Des pompiers pourraient s’y activer tant il est flambant. Le polystyrène des nouvelles normes environnementales est bien planqué sous la toiture, et un faux jardin en plastique y attend déjà les enfants du divorce. Natacha vois-tu, c’est coquet, et plutôt petit. Je dirais au jugé cent mètres carrés rez-de-chaussée et pas grand chose d’autre sauf : deux garages, même surface. Oui voilà aujourd’hui comment les Français pensent l’avenir, autant de place au sol pour les bagnoles que pour les enfants. Et un jardin bien rectiligne, afin que les robots lasers puissent élaguer la nuit.

Même Truffaut n’élaguait pas la nuit.

En attendant je divague.

Natacha, pourquoi es-tu partie ? Je me souviens de tout, de tous les noms de notre enfance, j’ai une hypermnésie m’a dit la docteur de famille catholique qui nous a quittés. Ça veut dire que je me souviens de tout et c’est si lourd à porter. Natacha : j’ai insisté auprès de Delphine, la fille de mes dix-sept ans. Je croyais que Facebook™ était fait pour ça : renouer avec le passé. J’ai insisté, j’ai menacé. J’ai dit : "Si tu réponds pas, Delphine, je vais finir par écrire un livre sur toi !". C’était pour de faux bien sûr, je n’ai pas le courage, et puis je fais trop de vélo pour oublier les étudiants du lundi matin. C’est alors qu’un soir Delphine a fait quelque chose. Elle a dit au censeur de l’effacer elle du potentiel de mon avenir. Quand je la cherche elle n’existe plus. Je pourrais m’inventer tant d’autres identités mais c’est peine perdue. Natacha, tu dois te souvenir que j’étais énervant. Mon père disait que j’avais trop de questions, c’est comme cela qu’il prévenait les voisins. Il disait que je parlais même aux lapins ou aux chats. C’est vrai Natacha. Pourquoi es-tu partie ? Je reconnais ton sourire et toutes tes dents merveilleuses. Je vois un lien vers ta mère qui était si élégante et si jeune par rapport à la mienne tant pour l’élégance que pour la jeunesse. Je n’ose t’écrire je sais ce qui arrive.

Je termine de pédaler. Il y a une côte et une déchetterie à la sortie de la sept-cent-soixante millième zone pavillonnaire de France.

Je vais chercher les petits à l’école. Je leur raconterai n’importe quoi.