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Un couple

vendredi 25 juillet 2014, par Grosse Fatigue

Je ne les regarde pas. Je les ai vus. Cela est suffisant. Ils sont en face de moi. Ils ne me voient pas. J’écoute mes propres enfants déblatérer. Le petit me dit que, si dieu existait, les gens qui prennent l’avion s’en seraient aperçu. J’aime les enfants d’avant les croyances figées (SIC), les enfants du monde imaginaire. Et puis les avions tombent en ce moment, c’est l’automne aéronautique.

Je ne les regarde pas mais je les vois à nouveau. Je ne peux pas m’empêcher. C’est une mauvaise habitude que j’ai prise autrefois à regarder les gens.

C’est un couple, l’anagramme de copule, quelque chose le Français, quand même ! C’est un couple d’entre vingt et trente. L’âge que l’on a dans ces eaux où les sentiments le disputent à la stabilité. C’est un couple attablé au Japonais tenu par des Vietnamiens. Le serveur Chinois ne comprend rien. Ma plus grande fille aimerait se moquer de lui mais me regarde en coin. Elle sait que ce n’est plus l’heure de Tintin au Congo, mais elle aime Jean-Jacques Goldman. C’est difficile de réussir totalement une éducation.

C’est un couple face à face, avec tout ce que l’on imaginerait d’envie d’être à leur place, non pas pour ce qu’ils sont, mais pour le temps imparti qui leur reste à faire les erreurs que l’on a déjà faites. Ils n’ont pas ce pathétique du Orly de Brel. Ils se parlent parfois sans se regarder, rivés l’un et l’autre à un téléphone tactile. Chacun fait autre chose dans le temps qui lui reste à vivre dans ces dîners d’avant le cinéma et la nuit sans fin où l’on savoure la peau et la chair, avant de la trouver trop cuite ou détendue. Elle rit d’un quelconque message sur Facebook™. Il lui donne son score. Chacun fait autre chose, ça n’est même pas l’ennui.

Le désarroi est roi.

Comment en est-on arrivé là ?

Je me pose la question pour un tas de choses. Mon ex-beauf hippie des années soixante-dix qui roule en 4X4 aujourd’hui, alors que je l’ai vu enfant avec des marguerites dans les cheveux. Je précise que j’étais l’enfant. J’ai depuis quelques mois l’impression de sortir de l’adolescence. C’est une autre histoire.

J’imagine que tous les gens roulant en 4X4 ont eu des parents babacools. Ou du moins que les babacools ont viré de bord un jour. J’aimerais connaître la date exacte. Qu’est-il arrivé ? Comment est-on passé des Kibboutz socialistes aux lance-flammes ? J’y pense quand les enfants écoutent Adèle. Elle raconte qu’ils ont été élevés dans la brume pourpre. La brume pourpre, c’était le ciel de ce soir après l’orage gris d’acier, mais c’est bien mon beauf et ma sœur dans les années soixante-dix, devant son buggy™, les pissenlits et les marguerites. Comme la plupart des couples de rêveurs, la jurisprudence a arrangé les choses en familles recomposées et en illusions perdues. Puis est arrivé l’idée du confort. Je crois que les gens ne pensent plus qu’à ça.

Êtes-vous confortable ? Telle est la question.

Je les regarde encore un peu. Ils ont fini de manger depuis un moment, sans toutefois finir leurs plats. Il y a longtemps que personne n’a connu la guerre dans leurs familles. Même au restaurant, on ne se sent pas obligé de finir son plat. Ni même d’entamer la conversation.

En partant, les enfants prennent un bonbon. Je vois les bonbons offerts comme des excuses d’un panthéon asiatique, qui purifierait nos palais des restes d’exotisme. Je me retourne une dernière fois. Ils sont face à face, captivés par autre chose.