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It’s played.

mardi 11 février 2014, par Grosse Fatigue

"It’s played". Le terme est de Marcus Miller quand il parle de son enfance : à l’époque, en reprenant des standards de jazz, les gamins lui disaient que ça avait déjà été fait, déjà-vu, ringard.

Loin de s’en inquiéter, l’homme aux grands doigts reconnaît à ses concitoyens une énorme qualité. Ces gars-là ma chère, ils ont le sens de l’innovation. Ce qui a déjà été fait est bon à jeter, il faut aller de l’avant, c’est l’Amérique.

It’s played.

Car l’amnésie fait la croissance. Les Etats-Unis m’auront à jamais marqué pour cela. Y trouver quelque chose de plus de quatre-vingts ans, à part des Californiennes botoxées, c’est difficile. Même les vieux gratte-ciels s’écroulent sous les coups de masses balancées du haut des grues. On s’extasie parfois devant des lieux mythiques, mais ils sont si rares...

It’s played.

Les immeubles et les opéras de Detroit s’écroulent aussi vrai que les clodos sur les trottoirs. Il faut avancer. Cette marche forcée, un Européen mélancolique (SIC), pire, un Portugais nostalgique (Re SIC) y verrait une manière de maladie mentale. Nous trouvons notre bonheur dans la célébration du passé, du centenaire de la plus abjecte des guerres avant celle qui l’a suivie - 2014 : rendez-vous ! Rendez-vous compte ! jusqu’aux Fêtes de Jeanne d’Arc, égaillant mon enfance à en détester les défilés...

Tant d’anniversaires qui parsèment nos calendriers vaguement républicains. Chaque jour est dédié à un saint et chaque année à une cause et nous marquons les saisons par une pléthore d’enthousiasmes ou de désespérance, selon la distance qui nous sépare du mois de mai. Les Américains n’en ont cure : ils ont vendu leurs parcs d’attraction au monde entier et, de Dubaï à Bali en passant par la Chine toute entière, il ne s’agit plus que de nous divertir de tout et de nos vies, du chômage pour ceux qui en sont atteint, et de la vieillesse, et de mon vieux mixer. Du nouveau. Il faut oublier : tout peut s’oublier.

Je regarde mon labo photo argentique prendre la poussière. Je soupèse son poids et celui d’une imprimante dernier-cri. Il m’est quand même difficile de tourner la page sur ce que fût ma vie analogique même si, j’en conviens, it’s played.

En cherchant dans les cartons poussiéreux, je retrouve le corps nu de Caroline, marbre parfait et chaud, langoureuse allongée sur Le Corbusier chez Cécile. Cette simple évocation de cette femme que je n’ai vue qu’une fois, qui s’est déshabillée sereinement, a accepté de se tordre dans tous les sens pour satisfaire mes envies de perspectives puis s’en est allée prendre le métro comme on prend les croissants dans la même rue le dimanche matin, cette simple évocation me ravit, tant comme un ravissement qu’à la manière d’un kidnapping nostalgique. Je referme les cartons la poussière le bordel, j’éteins la lumière et l’ampoule claque, encore une saloperie programmée pour s’éteindre au bout de vingt heures d’utilisation.

Je me demande combien de temps il me reste encore.