GROSSE FATIGUE cause toujours....

Accueil > Les grandes illusions > Avoir tort

Avoir tort

jeudi 5 décembre 2013, par Grosse Fatigue

Les gamins me regardent dépités. Papa t’es nul. J’en ai conscience mais avant c’était moins grave. Je l’étais en dedans, personne ne pouvait vraiment me le reprocher : être irresponsable ne coûte rien quand on est solitaire. Mais là. Papa t’es nul. Une évidence.

Tout a commencé quand, l’autre dimanche soir, j’ai dit au plus grand d’éteindre la télévision. Il m’a répondu que c’était le journal de vingt heures. Et alors ? Est-ce vraiment intéressant de savoir qu’une mère de famille du cinquième arrondissement de Paris va acheter des couches par internet et se pose la question des cadeaux de Noël pour ses deux enfants, visiblement scolarisés dans le privé ? En quoi une famille décorée dans du préfabriqué russe noir et blanc distribué par des actionnaires suédois dans des magasins démesurés peut nous intéresser ? Leur canapé cuir sentait à distance les petites mains roumaines et la prostitution lointaine. En quoi est-on concerné, nous, qui sommes les autres ? Les pas pareils ? Nous qui sommes sensibles, musiciens, fous de littératures et de bon vin ? Nous qui avons la chance d’avoir un potager qui, dès octobre, ne sert plus à rien jusqu’à juin prochain ?

Papa t’es nul.

Papa, on est juste comme les autres.

Papa, on a des meubles Ikea™. C’est moche mais maman adore : c’est pratique. Ta critique du confort bourgeois ne sert strictement à rien. On a deux bagnoles, certes d’occasion et franchement vieilles et on risque pas de se les faire piquer. On a une cuisine aménagée que tu trouves pratique vu que c’est toi qui fait la vaisselle. Même si les poignées sont déjà piquées et que l’inox n’est qu’une vague illusion, ça reste une cuisine aménagée que tu t’es procurée dans une franchise qui permet à son petit gérant de s’acheter un 4X4 tous les deux ans.

Papa : on est comme tout le monde. Ta musique, on s’en fout. Tes livres, tu nous forces à en lire, mais si on pouvait, et on pourra bientôt, on jouera aux écrans dès nos dix-huit ans. Papa, t’as tort. T’as toujours eu tort. T’as fait socio à la fac : t’as eu tort et tu assumes. Tu veux pas utiliser Powerpoint™ pour faire cours mais tout le monde le fait. T’as l’impression de te donner de l’importance avec tes trois feutres mais ça n’a pas d’importance. Tu penses que les MOOC c’est de la merde mais il y aura bientôt de la merde partout. Papa, t’es déjà comme exilé de l’intérieur. Tu veux pas qu’on utilise internet et tu bafouilles des chroniques dessus que personne ne lit puisque tu dis que plus personne ne lit. T’as envoyé ton opinion au Monde™ et ils t’ont dit que y’avait pas de place pour toi et que ton avis, on s’en fout. Te voilà à nouveau confronté à l’impuissance la plus totale, à cet horizon indépassable : même tes enfants ne te croient pas. Tu détestes Télérama™ mais maman s’est abonnée. Tu détestes les consommateurs mais tu es fétichiste. Tu as au moins une dizaine d’appareils photo. On n’ose pas compter tes vélos. Tu voudrais être moins vieux mais tu l’as toujours été vu que t’es naturellement pessimiste.

Tu lis le Monde Diplomatique™ en cachette. Ça te soulage aux toilettes.

Papa, on va bientôt te quitter. Ils ont gagné. On veut en profiter, on veut surfer dans le luxe, comme tes étudiants, dont c’est la seule obsession : surf pour les garçons, luxe pour les filles. On fera bientôt des surfs en or pour les Russes à Monaco. Peu importe les vagues.

Papa, tu nous écoutes encore ?

Papa ?