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Aller à l’essentiel

dimanche 1er décembre 2013, par Grosse Fatigue

Roy me demande où je compte aller avec tout ça. Il aime bien prendre la direction des affaires. Il est américain. Je ne sais pas trop où je vais avec tout cela. Je crois que je vais sans-issue. C’est juste écrire pour écrire. Comme on fait un gâteau avec les mômes le dimanche : ça les occupe. Là c’est décembre et bientôt l’hiver une sale période dans ma vie l’hiver. Je n’ai pas d’objectif précis.

- "C’est pour ça que tu n’avances à rien. Il faut se fixer des objectifs.
- J’en suis incapable. Je suis plutôt contemplateur.
- C’est le problème. Il faut bâtir des choses, avoir des deadlines, prendre les choses au sérieux.
- Ça, je n’y arrive pas. Même en cours, face à mes étudiants, j’ai un mal fou à ne pas dire n’importe quoi. J’ai souvent envie de leur parler de mon amour des potimarrons par exemple. Et leur génération déteste les digressions.
- Il faut aller à l’essentiel !
- Non je ne crois pas. L’autre jour, en vélo, j’ai fait un détour. Je l’ai fait exprès pour perdre mon temps. J’ai rallongé par la petite vallée où je ne passe pas souvent. Les bambous étaient verts et immenses près du moulin, dans le contre-jour froid de la fin novembre. Faire un détour m’a rendu heureux. J’en parle aux gens parfois, mais personne n’écoute. Il ne faut pas aller droit au but. Il vaut mieux se perdre, randonner, "aller au hasard". C’est bien le seul moyen de s’enrichir. Bien mieux que de faire de brillantes études pour avoir un travail bien rémunéré. Se tromper de chemin, ne pas utiliser les mots-clés. Voilà : mes étudiants utilisent des mots-clés et leurs parents les y encouragent. Depuis leur naissance il y a trois jours, ils tapent un mot et trouvent une page, et dans cette page tapent à nouveau le mot et vont à l’essentiel de ce qu’ils considèrent comme l’essentiel. Alors que l’essentiel est tout ce qu’il y a autour, la périphérie est essentielle, on ne nous l’apprend pas. Un copain de mon fils m’a demandé pourquoi on avait autant de livres chez nous. Je lui ai dit : Pour nous perdre. Il m’a pris pour un fou. Ce n’était pas si mal. En sortant des toilettes, il m’a dit : "Y’en a même dans les toilettes ! Des magazines !". Il semblait gêné. A la manière d’un obligé. C’est un fait exprès. De ces quelques minutes à tuer, on peut tomber sur deux ou trois bons mots inattendus car il n’y a rien à attendre des toilettes : pas d’issue de secours. Le gamin m’a regardé à nouveau et m’a dit : "Je vais rejoindre les autres". Il n’était pas rassuré. Ce n’est pas rassurant d’aimer se perdre. La certitude de trouver son chemin est un marché porteur. On en fait des GPS interactifs et des Googlemaps™ jusque dans les plis de nos postérieurs sans gloire.
- T’es vraiment un malade. T’auras perdu ta vie à rien foutre ! A rien construire !
- Ah mais c’est faux ! Au printemps, on va faire un jardin aquatique avec les enfants. Ils m’en parlent tout le temps et je repousse le jour où la terre sera chaude et humide, le jour où l’on pourra la creuser, mettre du grillage, faire un bassin, aller piquer des plantes aquatiques. C’est mon tout petit monde.
- Et qu’est-ce qu’on en a à foutre ?
- Mais c’est juste pour dire aux gens du monde entier, mes cent quatre-vingt un lecteurs, que je vais faire un bassin au printemps. Pour les enfants. Pour voir pousser les poissons. Ça nous changera des mauvaises nouvelles et de l’ennui qui nous pend au nez. C’est pour leur donner l’impression à eux aussi qu’ils auront fait un petit détour dans ma vie, et qu’ils voient déjà le reflet joyeux des enfants dans l’eau claire, avec des plantes en arrière-plan et des poissons-rouges au fond. Ça n’est rien, c’est moins important qu’un projet d’aéroport ou le powerpoint™ d’un commercial, c’est dérisoire, mais c’est tout."