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Heurts divers

dimanche 27 octobre 2013, par Grosse Fatigue

J’ai emmené deux montres à Rome. Deux montres japonaises et solaires et toujours à l’heure, deux montres que l’on ne remonte pas. L’une perdue et l’autre rachetée, et la première retrouvée quand l’autre est arrivée en retard par la Poste. La petite m’a regardé : "Pourquoi t’as racheté une montre papa ? J’ai vu l’autre sous le canapé..."

Deux montres identiques, à la seconde près. Deux montres avec récepteur radio pour être toujours à l’heure allemande longtemps après. L’émetteur atomique est en Allemagne. Deux montres identiques avec quatre boutons. Deux montres auxquelles je ne comprends strictement rien. L’une sonne à minuit. Je ne sais pas comment la déprogrammer. L’autre sonne quand ça lui chante.

L’une est passée à l’heure d’hiver. L’autre pas.

Deux montres qui me promettaient un avenir écologique auquel je ne crois plus. C’est à Rome que j’ai lu Le Canard Enchaîné avec du retard. C’est à Rome que j’ai compris le sens des Ruines. Moi aussi j’attends le miracle technologique qui nous sortira de là, comme le pétrole les a sortis de l’âge hippomobile et du crottin qui colle aux sabots. Certains y croient et imaginent que l’on va partager l’électricité de Fukushima comme on partage nos opinions sur internet. Mes vieux copains du lycée rêvent encore aux gaz de shit qui parcourent par intermittence leurs cerveaux troués. J’ai une montre à chaque main. J’ai l’air d’un con.

Les commerçants romains me détestent comme ils détestent les touristes. Rome résiste à l’air du temps. Contrairement à Barcelone, rien n’est fait pour les touristes. Les Américains obèses crèvent comme des poissons-chats à l’air libre coincés qu’ils sont dans les tourniquets étroits du métro. Rome est une pissotière géante où pataugent Chinois et Catholiques du monde entier dans la béatitude des styles anciens. Des Pakistanais déguisés en Indiens nous vendraient n’importe quoi si l’on pouvait en fabriquer assez pour écouler les stocks. Ils se contentent de lancer au lance-pierre des gadgets fluorescents qui ne font pas rêver les enfants.

Rome est un rêve plein de glaces à la fraise et de pédophiles habillés en noir : méfiance et suppositoire en acier trempé.

J’ai voulu acheter une assiette avec une photo du pape mais les enfants ont refusé. J’ai voulu acheter un tablier de cuisine avec une photo du pape mais les enfants ont refusé. J’ai voulu acheter un calendrier du pape pour l’offrir à un copain croyant mais j’ai oublié. Les enfants ont voulu des glaces et encore des glaces. Nous avons rêvé devant les ruines et j’ai rêvé seul devant les seins hypertrophiés de quelques Mexicaines trop abonnées au câble dans le crépuscule de l’été indien à Rome. Si Jésus était au courant... Je me suis demandé à quoi pensait mon père quand il a défilé là en juin 44. Les ruines étaient déjà encore debout pour la plupart, à moins qu’elles ne poussent comme des champignons, ce qui se fait au Japon.

Nous avons mangé des pattes et de mauvaises pizzas mais ça n’était pas grave à cause de l’ocre orangé des murs et des marques de luxe et de leurs devantures, et du bazar et des voitures dans les rues piétonnes qui ne le sont pas. J’attendais que l’on écrase quelques touristes avant d’être moi-même presque la victime tant attendue. Il faut aller à Rome pour comprendre que la fin du monde laisse des traces que les survivants se plaisent à admirer, dans la béatitude de leurs ignorances. Après tout, quelle différence entre César et Constantin ?

Serions-nous aussi cons si nous étions restés païens Constantin ? Y-aurait-il autant de morts à Lampedusa ? Et ce pape qui les pleure, pourquoi n’ouvre-t-il pas les portes de ses couvents aux clodos qui dorment sous les arcades de la Place Saint Pierre ?

Ça manque de douches peut-être ?

J’ai regardé des bonnes sœurs si heureuses d’être là, singeant à coups de signes de croix l’amour qu’elles n’ont pas reçu. Pauvres vieilles femmes : pourquoi s’habiller si tristement si dieu est amour ? Sale idée.

Au Vatican donc, j’ai passé quelques minutes à attendre le miracle de Jérémy Rifkin : le grid computing, pendant qu’un Rom jouait de l’accordéon à des croyants à moitié sourds. J’imaginais que c’était le meilleur endroit pour attendre un miracle. Et le soir, la télé italienne, entre deux putes et des pubs pour des boîtes de conserves, nous a annoncé qu’Apple™ sortait un truc plus fin encore, bien que peu discret quand il s’agit de faire des photos du pape, entre autres, bras tendus viseur faisant écran.

A la fin, j’avais envie d’embrasser les pierres et les couleurs, et de dire merci aux Romaines pour leur capacité à marier si humblement la vulgarité et une certaine classe qui les rend si attirantes quand elles me rappellent que les ruines concernent aussi les hommes et moi-je, avec mes montres à chaque poignet.

Finalement on est parti en avion. Les gamins alentours jouaient sur des téléphones portables au lieu de lire le Baron Perché puisque nous l’étions un peu, et ça m’a filé le cafard.

A mon poignet gauche, je reste à l’heure d’été. C’est déjà un miracle.