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J’obéis aux marchés

vendredi 18 novembre 2011, par Grosse Fatigue

Je fais beaucoup d’efforts pour obéir aux marchés. Au début, j’ai essayé d’élever mes enfants vers le nirvana du sens critique. Mais ce fut la désillusion. Le plus grand m’a dit : papa, avec tes rêves d’un monde meilleur, tout le monde nous prend pour des crétins, et en jeux vidéo, on est nul.
Effectivement. Tous les copains avaient au moins trois consoles de jeux dont une portable pour m’emmerder les gens comme moi dans le train, moi-nous : les dinosaures.
Ce ne fut pas simple de persister. Les autres parents nous disaient d’obéir au marché. De suivre la tendance. D’admirer l’innovation. Bien sûr, on n’a pas résisté partout. Leur mère m’a dit : "Déjà que tu t’imagines en écrivain mais que t’es incapable d’étendre le linge, tu vas pas m’empêcher d’acheter le dernier Iphone™ ou d’utiliser mon sèche-cheveux en heures pleines !"
Je perdais pied. J’ai acheté des vélos. Des vélos américains plutôt très chers fabriqués par des enfants en Asie pour que leurs parents puissent un jour prêter de l’argent à l’Europe endettée en oubliant qu’ils vivaient sous la dictature qui nous arrangeait tous. Je me donnais des excuses. Oh, ça va hein, toi t’as ton sèche-cheveux, moi, j’ai mes vélos ! Au moins, on n’est pas bagnole. Hein. On a des vieilles bagnoles et on va essayer de les garder longtemps encore nos vieilles bagnoles. Parce que la bagnole, c’est vraiment le pire piège du capitalisme.
Mais tout le monde se moquait de moi. Et quand les marques françaises ont commencé à péricliter, on m’a montré du doigt. On commence même à s’affoler parce que, pour la première fois, on va licencier des ingénieurs. DES INGENIEURS ! Des ingénieurs français ! Voyez-vous ça ! Les prolos, c’était pas grave, ça se satisfait d’un rien, un peu de soupe et un croûton de pain, une voiture pourrie avec des ailerons et un disque de Johnny. Mais les ingénieurs ! Ceux qui font les TGV ! Les Airbus ! (Ah oui, il paraît que c’est surtout les Allemands pour la conceptualisation... Bon). J’achèterais bien un Airbus pour faire Paris-Orléans comme Sarkozy, mais j’ai pas les moyens.
Alors les autres me disaient :
Tu vas pas nous faire croire que t’es pas matérialiste, hein ! Voilà ce qu’ils me disaient. Tiens, la preuve, tu achètes des CDs ! Mais je les achetais plutôt parce que j’étais contre la dématérialisation. Mais ça n’allait pas dans le sens des marchés. Il faut aller dans le sens des marchés. Il faudrait que l’on change de voiture. Pour les enfants, on essaye de les nourrir au maximum pour qu’ils soient obèses. Ce n’est plus très grave aujourd’hui, c’est même la mode. Il faut respecter les obèses, c’est pas de leur faute, c’est la tendance du marché. Ils aiment les parcs d’attraction. On les emmène. On obéit aux marchés. Les autres parents ont commencé à me trouver sympathique. On a enfin eu des conversations sur le nombre d’heures que les enfants peuvent consacrer aux jeux vidéo chaque jour. On est tous d’accord : deux heures maximum. Après, il faut quand même leur laisser au moins dix minutes pour faire les devoirs, sachant qu’en plus, en primaire, y’en a pas. Y’en a pas pour que les enfants aient du temps, c’est Bourdieu, enfin Meirieu qui l’a dit. L’apprenant doit s’épanouir. Et comme le travail est avilissant, qu’il s’épanouisse autrement et on sera tous égalité des chances. Oh, je m’égare. La vieille antienne. Oh. Quel ringard. Mais quel con ! Moi, défendre les devoirs et l’orthographe à l’école. Pardon.
Alors les marchés me regardent. Ils me toisent et me jugent. Je ne sais pas trop comment mais en lisant cet article, ils vont sans doute m’adouber. Au début, d’ailleurs, je pensais bêtement que le marché, c’était le lieu de rencontre entre l’offre et la demande. Par exemple, j’ai besoin de trois poireaux et deux navets pour la soupe de demain. Ben tiens : je vais au marché. La vieille à moustache - en laquelle j’ai confiance - m’offre pour un prix dérisoire quatre poireaux hirsutes, genre Patrick Juvet le dimanche matin à 6 heures. Je prends. C’est tout.
Mais là, je ne comprends plus très bien ce que ça veut dire tout ça. Le marché ? Les marchés ? Mais qui ? Qui veut donc me forcer à m’endetter tout en consommant pour mieux m’engueuler si je ne travaille pas plus pour moins cher afin de me désendetter tout en consommant encore plus ?
Mais si c’est bien ça. C’est bien ça.
J’ai changé d’ordinateur. J’ai essayé de garder l’ancien plus de dix ans. Mais au bout de trois batteries, j’ai abdiqué. Il est là, il dort. J’ai espoir. Il reste la greffe, l’innovation, l’avenir. J’en ai acheté un autre. Je tape dessus en ce moment. Il faut que je l’use. Ça plaît aux marchés.