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Les pannes de courant

mardi 12 février 2013, par Grosse Fatigue

C’est dire s’il y en avait des pannes de courant. De gros fils en plomb fondaient à l’arrivée du nouvel électro-ménager. Il fallait prendre l’escabeau vert tesson de bouteille couvert de taches de peinture, faire attention de ne pas mettre les doigts et, avec un tournevis au manche en bois, remettre en "S" deux fils de plomb que l’on trouvait "en vente partout". Je n’irais pas dire que c’était le bon temps. La standardisation des compteurs nous a coupé du plomb et ça n’a d’importance que cosmétique. Les coupures du réseau étaient aussi nombreuses. Les pires, c’était en hiver. Toute la rue y passait et pour peu qu’il fasse déjà nuit, je sortais rôder sur les trottoirs pour m’enivrer de l’urbain noir, et des phares qui donnaient aux rues cette impression de panoramique lointain. Je faisais de même les très rares soirs de neige, et les automobiles roulant au pas annonçaient la fin du monde que j’entrevoyais dans les paroles de Pink Floyd. Les Russes viendraient et défileraient ici, aussi sûr que les Allemands l’avaient fait aisément, dans les souvenirs gâteux de ma mère et de ses amies superstitieuses. Les coupures de courant nous ramenaient au souvenir du couvre-feu, et je regardais la vieille TSF qui fonctionnait encore avec son voyant vert et fascinant, s’éteindre les soirs de coupure de courant.

J’écris cela avec exactement 82% de réserve sur la batterie de mon ordinateur portable dont la puissance de calcul aujourd’hui doit être plusieurs milliers de fois plus élevée que celle de tous les ordinateurs du temps où…. Je précise : tous les ordinateurs au monde ! Du temps où le monde était bien plus dangereux que le quartier, que certains quartiers, comme ils disent.

82%. Je peux continuer et aller à la ligne.

L’électricité est coupée dans tout le quartier depuis un quart d’heure. Le lave-vaisselle s’est arrêté. Le téléphone aussi. Je n’entends plus la radio parler du pape (On s’en tape du pape, chanson paillarde). Le jardin est immobile. La sirène de la banque d’en face s’est tue. Des gentlemen-cambrioleurs lui ont donné l’assaut du moins je l’espère. Et me revoilà dans mon enfance avec Lino Ventura et Jean Gabin. Rien de rien ne fonctionne. Il ne faudrait pas trop que ça dure parce que le frigo. Le congélateur. Le four. La chaudière. Internet.

Internet !

Ceux qui y voient encore un instrument de libération politique m’ont toujours fait rire. Il serait "incontrôlable". La démocratie totale. Alors qu’il suffit de lui couper les fils comme on castre les taureaux pour en faire de la viande de cheval en Angleterre. Ça n’est pas compliqué.

Mais déjà je passe à 81%. Non : 80%. La barre des commerçants et des grandes surfaces, 80% des clients qui font 20% du chiffre d’affaires ou 80% des produits qui font 20% du chiffre d’affaire : dire n’importe quoi, s’y tenir et s’en souvenir. 79%. Je me sens encore à l’aise. L’électricité finira par revenir il y a des travaux dans la rue des prolos sur-armés et bizarrement blancs s’en donnent à coeur-joie : marteau-piqueur pneumatique et éventrement facilité. C’est sans doute leur faute. Un imprévu quelconque dans un monde tout carré, je ne peux que m’en réjouir d’autant que je reste, en écrivant cela, à 79%.

78%. C’est un beau score. Rien n’arrête la descente et je me sens obligé d’écrire encore. Mon pain quotidien n’est pas prêt d’être en ligne. Les Canadiens ne liront peut-être plus jamais mes sornettes à cause d’un ouvrier portugais jouant mal avec une pelleteuse italo-japonaise. Ah ! Le bordel ! Ma globalisation vient peut-être de prendre fin et mes ouvriers chinois, et mes cadres coréens et leur épée de damoclès dans leur pays du nord de chez eux, comment vont-ils bouffer s’ils n’ont plus à assurer le SAV de ma vie en lignes sur l’écran ? Le vol du papillon ici en France va en faire trembler plus d’un chez les émergents ! Qu’en pense Gérard Depardieu ? Gérard, je t’ai revu hier soir dans l’affaire Dominici sur Arté. Tu avais le rôle du gamin fada. Je t’ai trouvé tout-à-fait formidable dans ma jeunesse : hier soir. Et puis j’ai repensé à Gabin, je doute qu’il soit allé en Belgique ou chez les Russes faire le zouave à ta manière de pochard paumé. Quand il a quitté la France, lui, c’était pour l’Angleterre. Et pendant que Sartre jouait au scrable™ avec ses messieurs du Paris occupé, Gabin se pelait les miches dans un Tank Sherman™. Pour en avoir vu plusieurs au Musée des blindés de Saumur il n’y a pas si longtemps, laisse-moi te dire que ton gros cul ne rentrerait pas dedans. Adieu Gérard.

Mais je passe à 77% et j’ai les mains gelées.

Serait-ce enfin la fin du monde ? La centrale nucléaire a-t-elle sauté ? Est-ce que ça va nous coûter dans les 400 milliards de dégâts ? Mais bien sûr : On en a parlé dans Le Monde. C’est une grande prophétie. Impossible pas français : il va falloir que le futur accident nucléaire soit ici. Three Miles Island, Tchernobyl, Fukushima. Jouons au quarté. Je me sens déjà irradié de bonheur. J’ai froid aux doigts.

Ce texte, je suis le seul à le lire.

Adieu.

76%

Etc.

Etc.

Etc.