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Moi je suis Juif

dimanche 11 novembre 2012, par Grosse Fatigue

Dimanche matin. Le peloton s’étire dans mon dos. Je suis mon héros. Je suis devant. Putain, moi devant. Moi l’ancien petit mou exempté de sport jusqu’au lycée. Moi l’intellectuel de la famille, le dédain total pour l’exercice corporel sauf les emmerdes avec les filles à l’époque, à l’époque.

Je suis devant.

Le brouillard nous fait de jolies larmes, et les types alentours se taisent pour l’instant. On roule. Ça siffle un peu derrière, ça râle. On va trop vite. Je lève un peu le pied. On traverse un village. On traverse parfois la ligne de démarcation. Mais pas là. Quand on passe en zone libre, je gueule "liberté". Grâce à ça, j’ai eu un ami, dont le père était résistant. Il est toujours vivant. Je dois aller le voir avant la mort. La sienne, ou la mienne d’ailleurs, à force de procrastination, rien n’est sûr.

J’évite l’humour second degré. Il vaut mieux. On parle de choses en dur. Cuisine, rugby. Les gars sont revenus de tout, la moyenne d’âge est très élevée, mais ceux-là sont des durs à cuire, ils repartent au combat en permanence, tous les dimanches voire tous les jours. Des retraités qui ne lâcheront rien, jusqu’au bout. Soit.

A la sortie du village, un jeune interpelle un plus vieux. Il lui dit :
- "T’es sorti seul hier ?"

Le plus vieux dit oui. Il a fait soixante bornes tout seul. Parce que l’on compte la vie en bornes, il faut en faire un maximum.

Le plus jeune lui dit :
- "T’es sorti en juif ! T’aurais pu appeler !"

J’ai regardé dans les champs s’il n’y avait aucun trou visible dans l’espace-temps. Pas un Panzer à l’horizon, pas un Guderian. Dans le ciel, j’attendais les Stukas, les mitraillages, l’exode. Voire les statuts de Vichy, le procès de Riom, la ligne de démarcation était pourtant bien loin.

"T’es sorti en juif". Je n’avais pas entendu une telle connerie depuis le lycée, et je ne sais plus qui en était l’auteur. Dans ma tête, en un millionième de seconde, tout s’affole. J’apprends donc que les Juifs sont des cyclistes solitaires. J’imagine qu’en Israël, il n’y a aucun peloton. Encore un truc à reprocher aux Juifs : ils ne roulent pas en peloton. Ils s’étirent en vélo, loin les uns derrières les autres, sans jamais profiter de la roue de devant, sans jamais aider le type de derrière. C’est problématique. Car, sur route, personne ne fait cela.

Penser bêtement me rassure.

Sortir en juif, mais quoi ? Je vérifie autour de moi : les uniformes sont bel et bien horribles, multicolores, et annoncent le monde de demain aussi sûr que la foire du Trône annonce l’été. Jaune, orange, bigarré, fluo, bleu, n’importe quoi. Mais pas vert-de-gris. Pas d’obligation.

Un millionième de seconde.

Je tape sur l’épaule du type, à ma hauteur. Je lui dis : "Mais moi, je suis juif !"